La multiplication des manifestations décriant le racisme et les violences policières aux États-Unis nous incitent à réfléchir aux traitements différentiels de personnes perçues comme posant problème : ici au motif de la couleur de leur peau, ailleurs en raison de leur niveau socio-économique, de leur habitat ou encore de leur origine. Cela dit, il semble toujours plus aisé de dénoncer un problème à distance que de le faire chez nous. Après tout, « nous ne sommes pas au pays de Trump », s’entend-on dire fréquemment. Se pourrait-il cependant que nos réflexes sécuritaires en Suisse ne soient pas si éloignés, au point de remettre en cause les fondements mêmes de notre État de droit ?
Si le Conseil national adopte la semaine du 15 juin le projet de loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), des enfants dès l’âge de 12 ans n’ayant commis aucun acte pénalement répréhensible pourront se voir interdits de périmètre et de tout contact avec certaines personnes, localisés à distance par téléphonie mobile ou encore astreints à porter un bracelet électronique, sans même avoir à passer devant un juge.
A partir de 15 ans déjà, ils pourront aussi être assignés à résidence – cette mesure étant la seule requérant une autorisation judiciaire sommaire. Ces mesures pourraient être infligées sur foi d’une évaluation de la police fédérale érigeant la personne concernée en “terroriste potentiel”. Ainsi, pour les imposer, il suffira d’évoquer une présomption de “dangerosité” (« terroristischer Gefährder » dans la version allemande du projet), en l’absence même de toute infraction pénale ou préparatifs les entourant.
En l’état actuel des connaissances, cette notion de dangerosité, générale et abstraite, est le plus souvent faisandée de stéréotypes et instrumentalisée à des fins politiques. Au-delà, son évaluation consiste en un exercice hautement complexe et toujours soumis à caution. Ainsi, le policier blanc Derek Chauvin pensait-il aussi que l’Afro-Américain George Floyd était “dangereux”. Certes, dans le projet MPT, une mauvaise appréciation de la dangerosité par Fedpol ne coûtera pas la vie à la personne concernée – du moins pas directement – mais restreindra arbitrairement toute une série de droits fondamentaux, dont la défense est ce qui fait d’un État de droit, un État de droit.
Ce projet de loi a valu à la Suisse de vives critiques de la part d’organisations de défense des droits humains, du Conseil de l’Europe et des Nations Unies. Qu’à cela ne tienne, la commission de la politique de sécurité du Conseil National s’est enquise de le durcir plus encore de façon à ce que lesdits « terroristes potentiels » puissent non seulement être assignés à résidence, mais, le cas échéant, aussi être placés en détention préventive.
A l’analyse de la façon dont la « lutte » contre le terrorisme se déploie ces récentes années en Suisse, force est de constater un engouement pour des mesures visant la mise à l’écart de personnes présumées dangereuses. Tel est le cas du refus d’entrée et de passage sur le territoire helvétique, de l’assignation à périmètre, de la détention administrative, de la déchéance de la nationalité, voire de l’expulsion. Avec les MPT, sont ajoutées des restrictions sévères aux libertés de circulation, d’association et de réunion, comme aux droits à la vie privée et familiale, sur seule base d’une « menace » qui pourrait éventuellement se concrétiser à l’avenir. Beaucoup de conjectures pour un État qui se dit « de droit ».
Le projet MPT constitue un exemple flagrant de l’État préventif qui s’appuie sur une rhétorique guerrière et une sémantique de la peur à l’égard d’un ennemi bien commode qu’il convient désormais de neutraliser, au mépris de toutes garanties fondamentales et ce, dès le plus jeune âge. De fait, le projet opérationnalise dans sa version la plus excessive le principe de précaution, rivé sur des risques potentiels et non avérés, là où précisément ni la science, ni les technologies, ne peuvent fournir de certitude.
Toni Morrison nous rappellerait qu’il n’existe pas « d’Autres » – seulement des versions de nous-mêmes que nous nous sommes aliénées. C’est la peur de ces versions qui nous fait vouloir posséder, gouverner et administrer ceux perçus comme étant différents, déviants ou dangereux. L’absence de mobilisation face à ce funeste projet de loi révèle une troublante nonchalance qui s’explique certainement par la conviction dominante qu’un « Autre » se verra infliger les mesures policières préventives dont il est question ici. Mais si l’« Autre » n’existe que dans notre imaginaire, notre façon de le combattre est bien réelle. Ainsi, le projet MPT n’est pas seulement profondément attentatoire à l’État de droit, il défie aussi notre propre humanité.
Manon Jendly, Professeure associée à l’École des sciences criminelles de Lausanne.
Ahmed Ajil, Doctorant-chercheur à l’École des sciences criminelles de Lausanne.
Cette tribune a été publiée le 15 juin 2020 dans Le Temps et Le Courrier. Versions PDF ci-dessous.